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par Roger Marquet

Bastogne !

Voilà probablement la ville de Belgique la plus connue aux Etats-Unis, du moins pour ceux qui avaient 20 ans en 1945, pour reprendre la formulation utilisée par les organisateurs d’une exposition temporaire récemment terminée à…Bastogne.

Le nom de la ville focalise à lui seul toute l’attention que l’Américain moyen porte à la Bataille des Ardennes.

À ce propos, permettez-moi de vous conter une petite anecdote qui m’est personnellement arrivée aux States.

‘’Ma femme et moi traversions – en voiture et sur route asphaltée, rassurez-vous – le désert du nord du Nevada quand je vis dans un petit bled perdu, une station d’essence. Par prudence, je m’arrêtai pour faire le plein. Au moment de payer avec une carte de crédit, je dus présenter une pièce d’identité (cela se passait à la fin des années 90) et je montrai donc mon permis de conduire. La jeune pompiste (à peine 20 ans) prit note des renseignements qui lui étaient nécessaires mais, me demanda la signification du mot ‘’Belgium’’ écrit comme une en-tête. Je lui expliquai qu’il s’agissait d’un pays d’Europe dont, m’assura-t-elle, elle ne connaissait même pas l’existence.’’

Subitement, me vînt l’idée de lui demander si elle connaissait le nom de Bastogne.

Bien sûr, rétorqua t’elle, c’est là qu’il y a eu une grande bataille pendant la guerre.

Bref, elle ne connaissait pas l’existence de la Belgique mais bien la ville de « Bes-ton-gni ».

Il en va de même, mutatis mutandis, pour le citoyen belge qui n’est pas immédiatement concerné par la Seconde Guerre mondiale.
À tel point que les autres villes ou régions concernées par la bataille en prennent un peu ombrage : Saint-Vith, Elsenborn, Houffalize, Marche, Hotton, Manhay, Stavelot, Malmedy, La Roche ; à tel point aussi que certains historiens, prenant la défense des autres secteurs de la bataille, en viennent parfois à minimiser l’importance de la bataille du plateau de Bastogne dans la Bataille des Ardennes dans sa globalité.

Or, s’il ne faut point suivre aveuglément l’opinion américaine en résumant la Bataille du Saillant (Battle of the Bulge) au seul nom de Bastogne – le mythe, habilement utilisé par les Etats-Majors, de l’encerclement par les Indiens, des pionniers de la conquête de l’ouest, sauvés in extrémis par la cavalerie US (les Tuniques Bleues) -, il faut absolument éviter de tomber de Charybde en Scylla en niant totalement l’importance capitale de l’incidence de l’encerclement de Bastogne et de sa reconquête ultérieure au même titre que, par exemple, la résistance de l’épaulement d’Elsenborn sur la victoire des Alliés dans cette terrible bataille.

Pour en être convaincu, il suffit peut-être de rappeler que les pertes en vies humaines, tant du côté allemand que du côté américain, atteignirent des pourcentages effrayants sur ces hauts plateaux ardennais. Rappeler aussi que l’ordre impératif donné par Hitler de prendre Bastogne à tout prix, coûta du temps et des hommes aux Allemands; deux éléments qui permirent aux Américains de se ressaisir, de se réorganiser et ainsi de reprendre l’initiative.

Et puis, est-il raisonnable de se chamailler pour savoir qui occuperait la première place dans un classement de l’horreur et de la tragédie ?

Poser la question, c’est y répondre !

Je ne puis toutefois pas imaginer et encore moins admettre que seul ce nombre de victimes, accompagné du nombre de maisons détruites, puisse susciter une espèce de classement du tragique dans un championnat de l’horreur.

Non ! Cela, je ne puis le croire !

Alors pourquoi, par quel mystère ces villes se livrent-elles à cette compétition morbide ?

Je n’ai que mon avis pour expliquer ce mystère.

À part ce qui a déjà été dit, je crois qu’il y a une raison fondamentale qui explique cette espèce de jalousie. C’est le fait que la célébrité de Bastogne persiste dans le temps et dans l’espace (tant en Europe qu’aux USA).

La Ville, ses Édiles d’après-guerre, ses commerçants et toutes ses personnalités diverses, ont été les premiers à faire jouer les sentiments de patriotisme, de fierté, de proximité avec les G.I. survivants, et d’axer leurs activités patriotiques, mémorielles et, pourquoi ne pas le dire, touristiques, sur sa renommée guerrière. Elle fut probablement la première à se rendre compte qu’il n’y avait aucune honte à exploiter un tel filon qui avait pour but, bien sûr, de gagner de l’argent mais qui par là même attirait des touristes de mémoire venus du monde entier et qui, sans le vouloir nécessairement, ravivait chacun pour soi la mémoire de ces petits gars venus mourir pour nous, pour la démocratie, pour le copain d’à côté (solidarité), pour remplir pleinement leur devoir de citoyen.(Ne vous demandez pas ce que votre pays peut-faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays – J.F. Kennedy).

La présence du mémorial premier de la bataille (le Mardasson) et celle, voisine, du plus grand musée de la Seconde Guerre Mondiale (le Bastogne War Museum), qui rivalise avec les grands musées de guerre au monde comme le Flanders Fields d’Ypres, le Mémorial de Caen, l’Historial de Péronnes, le Musée de Collevile en Normandie, la Coupole de Saint-Omer (France, Pas-de-Calais), le Musée de la Seconde Guerre Mondiale de Gdansk (Pologne), le Mémorial Alsace – Moselle de Schirmeck (France, Vosges), le Musée National d’Histoire Militaire de Diekirch (G.D. Luxembourg), le Musée National de la Guerre et de la Résistance d’Overloon (Pays-Bas), n’y sont pas pour rien non plus.

En ce qui me concerne donc, il n’y a pas de mystère dans la primauté de la Ville de Bastogne dans la renommée de la ville pendant la Seconde Guerre Mondiale, il y a des raisons mais elles ne sont en rien mystérieuses. Relevons-les :

  • Les Etats-majors américains ont habilement exploité le ‘’Nuts’’ de McAuliffe pour booster le moral des troupes américaines dans le monde entier et ainsi attirer le regard du monde sur la Cité des Noix.
  • Les Bastognards ont profité de cette renommée pour organiser des cérémonies, construire des monuments, des musées, subsidier et prendre part concrètement aux organisations culturelles, populaires et sportives et tout cela en suivant la recette américaine du succès :
    • 1/3 de savoir
    • 1/3 de savoir-faire
    • 1/3 de faire-savoir.

C’est donc délibérément que Bastogne a utilisé ses atouts guerriers pour attirer du monde et mettre ainsi du beurre dans les épinards ; comme toute l’Ardenne, les Bastognards en avaient bien besoin dans l’immédiat après-guerre.

Prenons comme exemple le très connu wagon-restaurant Chez Léo. Voici ce qu’en dit la traductrice – journaliste Virginie Dupont :

On s’est garé sur la plus américaine des places belges. On a dîné dans un wagon légendaire tenu par la même famille depuis trois générations. Avant de rejoindre Morphée dans une chambre aux allures de cabine de l’Orient-Express et de se réveiller le lendemain sous le jet d’une douche XXL. C’était bien, c’était bon chez Léo à Bastogne.

Après avoir sillonné pendant près d’une décennie les foires de Belgique et du Grand-Duché de Luxembourg avec leur friterie ambulante (fallait bien manger !), les grands-parents Bertholet décident de s’installer à Bastogne en 1954. Quelques années plus tard, ils achètent et transforment un ancien wagon Pullman en friterie avec douze places assises. Une invitation au voyage culinaire et un concept très novateur pour l’époque qui n’a cessé d’évoluer au rythme des générations.

Léopold Bertholet et son épouse © Léo

Dans les années 70, c’est Serge – fils de Léopold et père d’Arnaud et de Grégory – qui reprend le flambeau. Progressivement, il transforme le wagon en restaurant et réussit même à acheter le terrain sur lequel il s’était implanté. En 1999, Arnaud et Grégory – ainsi qu’Anne-Sophie, l’épouse du second – entrent en scène, après avoir fait leurs armes dans de grandes maisons en Belgique et à l’étranger.

Et maintenant, il n’est pratiquement pas un seul vétéran américain, en visite à l’endroit où il a souffert, qui ne prenne pas au moins un repas Chez Léo.
L’offre initiale de l’entreprise familiale ressortait déjà bel et bien du ‘’Tourisme de Mémoire’’ puisqu’elle donnait la possibilité au visiteur d’un jour du Mémorial du Mardasson, de se restaurer facilement et à bas prix.

Un autre Bastognard qui a su retrousser ses manches après la bourrasque et diriger son énergie vers ce qu’on appelle maintenant le Tourisme de Mémoire est Guy Franz Arend.
En 1945, la guerre terminée, des collectionneurs rassemblent objets militaires et autres vestiges de la Bataille des Ardennes que l’on pouvait trouver en grand nombre dans la région et sur les champs de bataille.

Guy Franz Arend se met à les collectionner et bientôt il en a assez que pour ouvrir un musée dans un bâtiment de la Place McAuliffe à Bastogne qu’il appelle le Bastogne Nuts Museum. Son initiative se fait vite connaître et il est bientôt aidé par de célèbres « anciens de Bastogne » tels que les généraux Anthony McAuliffe (américain) et Hasso Von Manteuffel (allemand) qui lui font dons d’autres souvenirs.

La collection augmentant aussi de dons faits par des vétérans et donateurs divers, Arend cherche un nouvel endroit pour son musée. En 1965, il obtient de la ville de Bastogne un terrain près du mémorial du Mardasson pour y construire son musée. Le projet, soutenu par le bureau de tourisme de Bastogne, prend encore dix ans pour être réalisé.

Comme le souhaitait Arend, le musée baptisé Bastogne Historical Center qui abrite ses collections est – comme le Mémorial du Mardasson –  construit en forme d’étoile. Il est inauguré le 31 mai 1976 par le Prince Albert de Liège. L’année correspond à la célébration du deuxième centenaire de l’indépendance des États-Unis (1776–1976).

Tous les objets présentés dans le musée sont authentiques. Même s’ils sont de moindre importance ou valeur, il n’est pas rare que, encore aujourd’hui, des souvenirs gardés par des vétérans de la bataille soient légués ou offerts au centre par leurs héritiers.

Pour rester à la page, la structure en étoile du Bastogne Historical Center a été prolongée d’un nouveau bâtiment et, le 22 mars 2014, a lieu la réouverture du musée portant désormais le nom de Bastogne War Museum. Plus grand (1600 m2) et plus moderne que le musée précédent, le Bastogne War Museum présente, entre autres, trois mises en scène interactives en trois dimensions. Le visiteur est guidé par plusieurs personnages témoins (un G.I. américain, un Volksgrenadier allemand, une institutrice et un jeune adolescent belge) de cette période de guerre.
Tout cela a pu voir le jour grâce à la passion de départ de Guy Franz Arend.

Nous regretterons cependant que ses relations avec Bastogne se soient achevées devant les tribunaux où il a perdu sa cause. Mais ceci est une autre histoire.

Livre de Guy Franz Arend – (Photo auteur)

L’histoire de Bastogne, premier centre de référence belge pour la Seconde Guerre Mondiale, continue de plus belle, puisque des agrandissements sont en cours de construction au Bastogne War Museum.

Et tout cela parce que, au départ, des gens courageux ont retroussé leurs manches – à l’instar de très nombreux Ardennais –  après la guerre, ses ruines et ses deuils.

Certaines autres localités de la Bataille des Ardennes ont tenté d’imiter Bastogne. Malheureusement, il leur manque toujours le soutien tacite des Américains et elles se sont tournées, avec raison, vers d’autres centres d’intérêt pour attirer le touriste.