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Le “Red Ball Express”
Par Roger Marquet

C’était  au crépuscule d’une journée automnale de 1944, quelque part en France ! Une jeep, avec un jeune lieutenant comme passager, roulait au sommet d’une colline, en tête d’une colonne de camions. Instinctivement, le lieutenant épiait l’horizon à la recherche d’un éventuel avion ennemi. Cela arrivait parfois qu’un avion surgisse au ras du sol et fasse une passe en mitraillant tout sur son passage. Mais, pas ce soir ! Le ciel était vide. Mais sur terre, et aussi loin que son regard pouvait porter, le jeune officier pouvait voir des petites lumières, rouges ou blanches, qui perçaient la nuit tombante. C’était les feux de camouflage de centaines de camions qui serpentaient tout au long de la grand-route.
L’énorme convoi s’étendant d’un horizon à l’autre faisait partie du très fameux ‘Red Ball Express ’, mis sur pied à la fin de l’été et à l’automne 1944 sur le Théâtre Européen des Opérations (ETO), et destiné à ravitailler les Armées américaines qui repoussaient l’ennemi très (trop ?) rapidement vers ses propres frontières. La plupart des Américains n’ont probablement jamais entendu parler du ‘ Red Ball Express ‘. Il en est d’ailleurs très peu fait mention dans les centaines de livres ou de films consacrés à la Seconde Guerre Mondiale. Pourtant, le ‘Red Ball’ a probablement contribué à la défaite de l’Allemagne tout autant que certaines autres opérations terrestres. Il est certain que, sans le ’Red Ball’ et les autres lignes de transport rapide créées plus tard, la guerre en Europe aurait duré encore plus longtemps car l’extraordinaire mobilité des Armées U.S. eût été drastiquement réduite.
Le ‘Red Ball Express’ fut créé « au pied levé » afin d’amener le ravitaillement de toute nature aux unités de combat américaines qui repoussaient les Allemands de plus en plus vite. Durant les premières semaines après le Débarquement en Normandie, les Alliés n’avaient progressé que très peu. Les militaires de haut rang craignaient d’ailleurs qu’on soit obligé d’en revenir à une guerre de tranchées, tant la résistance allemande était rude, opiniâtre et bien disciplinée. Chaque tentative de la part des Alliés d’établir une tête de pont était repoussée par des Allemands tenaces.
Cependant, à la fin juillet, le front allemand craqua et les forces américaines se ruèrent vers la Seine à la poursuite de la 7ème Armée allemande. Malheureusement, le Haut commandement Allié n’avait pas anticipé sur cette retraite aussi rapide que subite. Il avait escompté une Bataille de France lente, comme un rouleau compresseur écrasant l’ennemi sûrement, mais lentement.
A l’origine, les plans prévoyaient que Patton et sa 3ème  Armée virent à droite et s’emparent des ports bretons pendant que Bradley et Montgomery exerceraient leur poussée vers l’est, vers la Seine. A cause de la rapidité du retrait allemand, Bradley dût bien autoriser Patton à utiliser une partie de ses forces dans des opérations elles-aussi dirigées vers l’est, vers Paris. Ainsi, si Patton et Bradley arrivaient à submerger les Allemands en face d’eux, alors le 12ème Groupe d’Armées pourrait prendre l’ennemi comme dans une nasse, entre la Normandie et la Seine. La réduction de la Poche de Falaise, au Nord-Ouest de Paris, dans laquelle 100.000 Allemands avaient été encerclés, 10.000 autres avaient été tués et 50.000 faits prisonniers, montrait combien les Allemands étaient devenus vulnérables.

Cependant, pour pouvoir continuer la poursuite, il y avait une condition : le RAVITAILLEMENT !
Les Armées modernes consomment énormément de carburant et de munitions de toutes sortes. Et alors que les Américains, comme à la charge, rossaient les Allemands d’importance, ils allaient devoir s’arrêter faute de carburant, de munitions, de nourriture, de médicaments, de vêtements. Bref les Armées allaient bientôt être en « état de malnutrition. »
Dans son autobiographie, « A General’s Life »,  le Général Bradley écrit : « Sur les deux fronts, un problème très aigu de ravitaillement se posa – cet éternel problème ! – et nous dicta impérativement  les décisions à prendre. Quelque 28 divisions avançaient à travers la France et la Belgique. Chaque division requérant un approvisionnement de 700 à 750 tonnes par jour, cela nous faisait une consommation totale de 20.000 tonnes par jour. »
Paradoxalement, les Alliés étaient les victimes de leurs succès militaires et surtout de leur stratégie. En effet, pendant les moins qui précédèrent le Débarquement du 6 juin 44, les Forces Aériennes Alliées avaient attaqué sans relâche le réseau ferroviaire du Nord de la France, afin d’empêcher les renforts de Rommel de s’acheminer, le moment venu, vers les côtes de Normandie. Malheureusement, les destructions de rails et d’ouvrages d’art gênaient maintenant les Alliés autant qu’elles n’avaient gêné les Allemands au mois de juin.  Et pour rendre le problème encore plus ardu, l’Armée allemande avait gardé le contrôle des ports français et belges, et notamment ceux du Havre et d’Anvers; ce qui obligeait les Américains à ne compter que sur les plages normandes pour débarquer tout leur matériel d’approvisionnement des Armées en campagne.

Bientôt, les chars de Patton furent contraints de s’arrêter, non pas du fait de l’ennemi, mais tout simplement parce qu’ils n’avaient plus d’essence. Il faut dire que les véhicules de la 3ème Armée de Patton, ajoutés à ceux de la 1ère Armée de Hodges consommaient une moyenne de 200.000 litres d’essence par jour. Et aucun système logistique en place n’était capable de fournir de telles quantités.

En désespoir de cause, les chefs militaires américains tinrent, vers la fin août 44, une réunion de travail pour trouver une solution à ce problème vital. La réunion dura 36 heures sans interruption. De cette séance collective de créativité naquit le ‘RED BALL EXPRESS’. Il fut ainsi baptisé en référence à un terme du jargon ferroviaire (envoyer quelque chose par Red Ball signifiait ‘par express’.) Ce nom avait d’ailleurs déjà été utilisé lors d’une opération précédente, en Grande-Bretagne, quand il avait fallu emmener rapidement hommes, véhicules et matériels de toutes sortes vers les ports anglais avant que ne débute l’invasion de la France. Celle-ci était donc la deuxième opération ‘Red Ball Express’. Elle dura à peine trois mois – du 25 août au 16 novembre 44, -mais à la fin de ces quelques mois critiques, la ligne expresse était entrée dans l’histoire et la mythologie de la Seconde Guerre Mondiale.
En moins de trois mois, quelque 6.000 camions et leur remorque avaient transporté 412.193 tonnes d’approvisionnement de toutes sortes aux Armées en mouvement, depuis la Normandie jusqu’aux frontières de l’Allemagne.

Une des caractéristiques du ‘Red Ball Express’, souvent mentionnée, est le fait que les trois-quarts des conducteurs étaient des Noirs américains. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, l’Armée américaine était toujours soumise à la ségrégation raciale et la plupart des troupes noires étaient reléguées au rôle d’unités de services, surtout dans le Quatermaster Corps. Les Afro-américains servaient dans les bataillons de transport, comme conducteurs de camions, mécaniciens, ou encore comme « porteurs » pour le chargement et le déchargement des munitions, vivres, médicaments et autres fournitures. Lorsque le ‘Red Ball’ fut organisé, c’est tout naturellement que les Noirs en occupèrent la majorité des emplois ; ils firent d’ailleurs de l’excellent travail et réussirent à maintenir la ligne constamment en mouvement.

Le besoin en approvisionnement était si grand que le ‘Red Ball » atteignit son pic de rendement dès le cinquième jour de son existence.  Le 29 août 1944, 132 compagnies de camions, utilisant 5.958 véhicules transportèrent 12.342 tonnes de marchandises vers les dépôts avancés ; un record qui restera inégalé pendant les 14 semaines de son existence. Le ‘Red Ball Express’ était une solution typiquement américaine d’organisation impromptue apportée à un problème qui, peut-être, eût été insoluble dans d’autres armées.
Malheureusement, il n’y avait pas assez de camions, ni de conducteurs, dans les compagnies « Quaternaires » sur le continent pour satisfaire tous les besoins.  Avant le Débarquement, le Corps des Transports de l’Armée (Transportation Corps) avait estimé à 240 le nombre de compagnies de camions nécessaires pour soutenir l’avance des troupes à travers la France. On avait aussi prescrit que la plus grande partie de ces unités devaient être dotées de camion semi-remorques à plateau de 10 tonnes. Mais il n’existait pas assez de ces camions ; aussi quand le Débarquement eut lieu, l’Armée ne put disposer que de 160 compagnies de camions. Et encore, ces compagnies n’étaient-elles équipées que de camions 6 X 6 GMC de 2 ½ tonnes !
L’Armée devait donc trouver plus de camions et plus de conducteurs. Les unités d’infanterie, d’artillerie, anti-aériennes – qui toutes disposaient de camions – subirent une razzia et beaucoup de leurs véhicules furent provisoirement mis à la disposition du ‘Red Ball’.  De plus, tout soldat dont la fonction au sein de son unité n’était pas cruciale, dans l’immédiat,  pour l’effort de guerre, fut invité à devenir un conducteur. La Normandie était devenue une gigantesque aire de bivouac pour les unités d’infanterie qui s’y assemblaient avant d’être envoyées au front. Leurs rangs furent pillés pour former des conducteurs. Beaucoup de fantassins signèrent pour un engagement temporaire de conducteur (en général, deux semaines) afin d’échapper à la boue et à l’ennui des campements. La plupart de ces volontaires étaient des blancs.

L’un de ces volontaires, Phillip A Dick, caporal à la Battery A / 380th Field Artillery Battalion / 102nd Infantry Division, n’avait jamais conduit un camion de sa vie. Qu’à cela ne tienne ! Il suivit quelques heures d’instruction et se vit aussitôt qualifier comme conducteur. Il se souvient avoir eu à peine le temps de prendre quelques affaires avant de faire démarrer son premier camion. La devise du ‘Red Ball » était ‘tout de suite’ (en Français dans le texte.) John O’Leary de la 3628th Truck Company raconte : «  Patton voulait nous voir manger, dormir et conduire;  mais surtout conduire ! »

Pourtant, le premier convoi du ‘Red Ball’ se trouva rapidement bloqué par le trafic civil et militaire. Pour résoudre le problème, l’Armée établit des routes de priorité. Elles consistaient en deux grand-routes, à peu près parallèles, entre les plages normandes et la ville de Chartres, près de Paris. La route la plus au Nord était exclusivement réservée au trajet « aller » des plages jusqu’à Chartres et celle du Sud était réservée au retour. Quand la ligne de front se fut encore éloignée vers l’est, le double itinéraire fut étendu jusqu’à Soissons, Sommesous (près de Vitry-le-François) et  Arcis-sur-Aube.

Le Sergent-Major Chester Jones, de la 3418th Truck Company raconte volontiers l’histoire de ce soldat porté manquant avec sa jeep pendant plusieurs jours. Pour justifier son absence sans permission, le dit soldat raconta qu’il était arrivé par erreur sur la route prioritaire du ‘Red Ball’ et que, pris en sandwichs par deux gros camions, il n’avait pas pu quitter l’itinéraire avant 150 kilomètres. L’histoire est inventée, bien sûr, mais elle est révélatrice de l’ampleur du trafic qui circulait sur les routes du ‘Red Ball’. Ces routes étaient interdites à tout trafic civil et même à tout trafic militaire qui n’était pas en relation directe avec le transport des approvisionnements. La police militaire et les conducteurs eux-mêmes faisaient tout pour que cette règle soit respectée  Le plus souvent, les convois roulaient en plein milieu de la chaussée afin d’éviter les mines qui auraient pu se trouver sur les bas-côtés et ils ne s’arrêtaient pour personne. Un vétéran du ‘Red Ball‘ se souvient d’une petite voiture française qui essayait de se faufiler sur la route réservée. Elle fut très vite coincée entre deux camions. Le camion devant elle s’arrêta brutalement sur une aire de repos et la petite voiture fut écrasée par le camion suivant qui ne put (ou ne voulut) pas s’arrêter à temps.

L’Armée dut, en vitesse, établir des règles de circulation. Les feuilles ronéotypées contenant le code de la route du ‘Red Ball’ sont maintenant la seule trace matérielle durable de son existence. David Cassels, un aspirant officier du 103rd Quatermaster Battalion, se souvient de quelques-unes de ces règles. Par exemple, les camions devaient toujours circuler en convois ; chaque camion devait porter un numéro qui indiquait sa position dans le convoi ; chaque convoi devait être précédé d’une jeep portant un drapeau bleu ; une jeep « balai », avec un drapeau vert, devait clore le convoi ; la vitesse était limitée à 40 km/h ; les camions devaient laisser un intervalle de 50 m entre eux.

Cependant, les exigences de rendement et de rapidité firent que ce code de la route ne fut presque jamais respecté. La réalité du ‘Red Ball’ faisait plus penser à une course de ‘stock car’ qu’à un déplacement de militaires bien disciplinés.

« Bien sûr que je me souviens de ces gangsters du ‘Red Ball’ », dit en riant, Fred Reese, un ancien ambulancier. « Ils avaient des équipages d’enfer ! Ils avaient l’habitude de surcharger leurs camions de munitions ; le chargement faisait deux fois la hauteur du camion. Ils n’avaient pas peur. Ces gars étaient fous ! On aurait pu croire qu’ils étaient payés à la course. »
Les conducteurs apprirent très vite à se débarrasser du limiteur de vitesse qui équipait les camions car ils se sentaient privés de toute la puissance de leurs machines. Ils apprirent tout aussi vite à remettre ces limiteurs en place, lors des inspections.

Les retards les plus importants survenaient surtout lors du chargement du véhicule sur les plages ou aux dépôts. Cela pouvait prendre des heures avant qu’un convoi ne soit formé. C’est pourquoi on voyait fréquemment un camion s’en aller seul, à la rigueur en petits groupes, mais sans la surveillance d’aucun officier. Il fallait que la ligne ne s’arrête jamais. Les hommes conduisaient nuit et jour, semaine après semaine. L’épuisement devint leur compagnon de route ; plus que le convoyeur qui, le plus souvent, dormait, en attendant son tour de volant. Un vétéran du ‘Red Ball’ raconte qu’une fois, il était exténué au point de ne plus être capable de conduire. Mais, le convoi ne pouvait pas stopper. Alors, lui et le convoyeur changèrent de place sans s’arrêter !
« Tomber endormi au volant » était le danger le plus grand sur le ‘Red Ball’. Quand un camion quittait brusquement la route, c’était généralement parce que son conducteur s’était endormi.
Robert Emerick, conducteur à la la 3580th Quatermaster Truck Company, roulait à toute allure au beau milieu d’un convoi, quand brusquement, il sentit un choc et entendit un coup de klaxon. Il avait quitté la chaussée et roulait sur le bas côté de la route, fonçant droit sur un poteau électrique en béton. Il s’était endormi et le klaxon d’un copain l’avait réveillé juste à temps pour braquer désespérément et revenir sur la route. Il faut dire que, la nuit, les véhicules roulaient avec des phares et des feux rouges aux trois-quarts occultés pour éviter d’être repérés par des avions ennemis éventuels. « Vous regardiez fixement ces damnées petites lampes rouges », se souvient Emerick, «  Et cela finissait par vous hypnotiser et vous endormir. »

Il arrivait qu’un convoi soit bloqué pour une très courte période. On voyait alors les conducteurs s’effondrer sur leur volant et s’endormir instantanément. Un bref recul du camion de devant, donnant un coup dans le pare-chocs avant suffisait généralement à éveiller le chauffeur et à lui signaler que le convoi repartait.
Certains officiers respectaient le règlement à la lettre. En vertu d’un accord donné par le Transportation Corps avant le Débarquement, un camion pouvait transporter le double de sa cargaison normale ; donc un camion de 2 ½ tonnes pouvait emporter 5 tonnes de marchandises – ceci pour compenser le manque de camions. « Malheureusement, une seule couche d’obus de 105mm ou de 155 mm nous mettait déjà en surcharge » raconte encore Emerick. «  On aurait ri de nous à nous voir emporter si peu d’obus à la fois ». Heureusement, la plupart des officiers de transport ignorèrent superbement les restrictions de poids et laissèrent rouler des camions très surchargés.

Les unités en ligne avaient un besoin si désespéré de carburant et de munitions qu’il arrivait qu’elles opèrent un véritable raid sur les convois du ‘Red Ball’, avant leur arrivée à leur terminus. Charles Stevenson, un lieutenant de la 3858th Quatermaster Gas Supply Company, se souvient avoir été arrêté par un colonel, sur le front de la 3ème Armée ; ce colonel exigeait ni plus ni moins que le chargement complet des jerrycans d’essence que le convoi dirigé par le lieutenant transportait. ‘Vous ne partirez pas d’ici tant que nous n’aurons pas votre chargement de jerrycans ‘ nous dit-il d’une voix menaçante « Nous avons eu beau discuter, tempêter, refuser et l’envoyer au diable, le colonel n’en démordait pas ! » Et il eut le dernier mot ! (Il était colonel, et moi lieutenant !) Le convoi dut terminer sa route avec juste assez d’essence pour arriver en fin de ligne » raconte Stevenson.
Il arrivait aussi, que le front avait bougé si vite que le conducteur ne trouvait plus sa destination. Il n’était pas rare de voir des conducteurs prêts à « vendre » leur chargement à n’importe qui un tant soit peu intéressé ; et ils trouvaient toujours preneur !

Le travail normal des camions du ‘Red Ball’ consistait donc à enlever leur chargement dans les dépôts des plages normandes et à le déposer dans les dépôts avancés de la Zone de Communication. De là, les approvisionnements étaient repris par les camions des unités qui les emmenaient directement au front. Il est cependant arrivé, surtout directement après la Percée d’Avranches, que le ‘Red Ball’ livre pratiquement en première ligne. Un vétéran se  souvient avoir ravitaillé directement un Sherman en panne d’essence, en passant les jerrycans à l’équipage, à portée de voix des Allemands.
Tout cet approvisionnement, sur les routes de France, suscitait évidemment bien des convoitises.

En effet, si l’essence était de l’or, les cigarettes, les rations alimentaires et le sucre étaient de véritables bijoux pour les civils français. Le marché noir étant endémique, beaucoup de chargements finirent leur course dans les mains des trafiquants ; certains chauffeurs étant prêts à le vendre à qui voulait l’acheter. Les convois furent alors constamment surveillés par des gardes afin de les prémunir aussi bien des actions des Français privés de tout par la guerre que de celles des profiteurs américains. Même les chauffeurs honnêtes se laissaient parfois aller à prélever un jerrycan par-ci, une farde de cigarettes par-là, pour les revendre aux Français. Un jerrycan de 20 litres était vendu jusqu’à 100 dollars sur le marché noir français. Un vétéran se rappelle avoir une fois prélevé des boîtes de rations de son chargement afin de relever le moral de MP’s qui surveillaient un carrefour depuis plusieurs jours sans avoir été ravitaillés.
Les MP’s surveillaient les convois pour empêcher le pillage mais aussi pour maintenir les camions sur la bonne route. Ils dirigeaient la circulation aux carrefours, la déviaient aux ponts détruits ou la réglaient de manière alternée dans la traversée des vieux villages aux rues trop étroites (Les conducteurs se souviennent encore de la difficile traversée du village de Houdan, avec ses ruelles médiévales particulièrement inadaptées à la circulation automobile intense). Là où il n’y avait pas de MP’s, de grandes plaques rectangulaires avec un gros point rouge au milieu étaient apposées le long des routes. Il y avait même quelques énormes panneaux qui indiquaient les performances journalières.  De plus, les chefs de convois avaient toujours des cartes routières.
Des mécaniciens patrouillaient constamment sur les routes du ‘Red Ball’ pour réparer toutes les pannes. Les troupes d’ordonnance mettaient leurs dépanneuses à disposition, notamment l’énorme Diamond T Prime capable de remorquer même un char Sherman. En cas de défaillance mécanique, les conducteurs avaient pour instruction de se ranger immédiatement sur le bas-côté de la route et d’attendre les dépanneurs ou les mécaniciens. Ces derniers tentaient de réparer sur place et s’ils n’y arrivaient pas, la dépanneuse entrait en action et emmenait le camion à l’atelier de maintenance le plus proche.

Les camions souffraient terriblement. Batterie sèche, surchauffe du moteur, parfois même moteur grillé par manque d’huile, transmission malmenée, joints de culasse pétés, barre de direction faussée… tel était le lot quotidien des mécaniciens. Et que dire des pneus ? Rien que durant le premier mois de son existence, les ‘Red Ball Express’ usa 40.000 pneus.  En plus de l’usure normale, les pneus souffraient de la surcharge qu’on leur imposait et aussi des milliers de boites de rations disposées sans soin le long des routes. Ces boîtes métalliques aux coins acérés abîmaient considérablement le caoutchouc. Les pneus usés ou abîmés étaient « réchappés » dans les ateliers et remis en circulation.
Le tendon d’Achille de ces camions 6X6 était l’eau dans l’essence (comme tous les véhicules marchant à l’essence d’ailleurs ! Mais ceux-ci étaient particulièrement sensibles à cet égard). La maintenance normale de ce genre de véhicules exigeait que le filtre à essence soit régulièrement purgé de son eau résiduelle, mais la plupart des conducteurs ne prêtait aucune attention à ces règles d’entretien. De plus, les Allemands connaissaient le point faible de ces camions et, comme le chargement était souvent confié à des prisonniers de guerre, il n’était pas rare de voir ceux-ci abandonner un jerrycan sans son bouchon, dans la neige ou la pluie; dans le but de saboter, évidemment !
Durant leur trajet de retour, les camions ramenaient souvent des casiers d’artillerie vides, des jerrycans vides, des prisonniers allemands et parfois les corps de soldats américains tués au combat. Ce dernier transport était très peu apprécié des conducteurs car l’odeur de la mort mettait des jours à se dissiper et il fallait souvent démonter les sièges du camion pour les laver à grande eau.

Des aires de repos étaient prévues tout au long de la route. Les camions pouvaient y faire le plein, et les chauffeurs étaient ravitaillés par des jeunes filles de la Croix-Rouge qui distribuaient du café et des beignets. Parfois, il y avait des logements prévus pour permettre aux conducteurs de dormir quelques heures. Leur camion était alors repris par un autre équipage. On pouvait aussi trouver de la nourriture dans ces aires de repos, mais les chauffeurs étaient devenus des experts pour manger leurs rations C sur la route, sans s’arrêter.
Robert Emerick n’a jamais oublié ce menu, toujours le même, de purée de pommes de terre, de petits pois et de viande hachée…. Froids.  Il eut une fois tellement envie d’un repas chaud, que, lors d’un arrêt, il mit sa ration à réchauffer sur le départ des tuyaux d’échappement du camion. Malheureusement, il l’y oublia au moment du redémarrage et il arriva ce qui devait arriver, la boîte explosa. Vous imaginez la tête des mécanos qui durent faire l’entretien suivant du moteur !
Les conducteurs ne furent que très rarement impliqués dans les combats, mais l’ennemi n’était pas absent de leurs préoccupations. Il arrivait que les convois soient attaqués par des avions de la Luftwaffe. Le Premier Lieutenant Charles Weko se trouvait dans un de ces convois attaqués par la voie des airs. Il crut tout d’abord que le staccato des mitrailleuses provenait de son moteur fatigué. Quand il réalisa ce qui se passait réellement, il s’éjecta littéralement de son véhicule et s’aplatit sur le sol avec des dizaines d’autres conducteurs.
Ces camions avaient quasi tous un emplacement prévu pour une mitrailleuse de calibre .50, mais tous n’avaient pas l’arme montée. Merle Guthrie, un fantassin de la 102nd Division qui avait signé pour le ‘Red Ball’, conduisait un camion équipé d’une mitrailleuse. Il fut attaqué par plusieurs chasseurs allemands ; les deux hommes (conducteur et aide conducteur sautèrent sur la mitrailleuse et eurent la chance d’abattre un de leurs assaillants.

Beaucoup d’aventures ont été vécues par les gars du ‘Red Ball’. Ainsi, celle vécue par 13 conducteurs de camions chargés d’essence uniquement, qui traversèrent un village français en feu, en oubliant le danger d’explosion qui les menaçaient… ils arrivèrent à bon port ! Ou encore, cet autre convoi nocturne un peu perdu qui se vit arrêter par des MP’s. Les conducteurs ne furent pas soulagés très longtemps, car ils s’aperçurent très vite que les MP’s étaient… des Allemands !  Eux-aussi réussirent à s’en sortir !
Les conducteurs étaient supposés porter un casque et avoir un fusil, mais les deux finissaient généralement sur le sol de la cabine. Certains chauffeurs protégeaient des mines, le plancher de leur cabine, par des sacs de sable. On disait que des patrouilles allemandes rôdaient dans les bois, la nuit, posaient des mines et tendaient des fils d’acier entre deux arbres, à travers la route. On équipa alors la plupart des jeeps du ‘Red Ball’ avec des mats, faits d’une cornière métallique et monté sur le pare-chocs avant. Ces mats étaient destinés à couper les fils tendus en travers de la route, avant qu’ils ne décapitent les occupants du véhicule. Les jeeps – et même les camions – roulaient très souvent avec le pare-brise abaissé ; surtout en zone de combat, pour éviter qu’un reflet du soleil ne trahisse leur position. Parfois, la poussière était tellement épaisse que la vitre du pare-brise en devenait opaque et qu’il était indispensable de l’abaisser.
L’Armée U.S. étant soumise à la ségrégation raciale, tentait de rendre inexistants les contacts entre Noirs et Blancs, mais il y eut des rencontres inévitables qui engendrèrent quelques moments de friction. Un vétéran raconte que, alors qu’il roulait à toute allure, dépassant les autres véhicules,  un conducteur noir se vit barrer la route par plusieurs camions –conduits par des Blancs – qui se placèrent de manière à empêcher tout dépassement.

Blancs et Noirs étaient priés de ne pas se mêler les uns aux autres pendant les heures de repos. « Il fallait accepter la discrimination » se souvient Washington Rector, de la 3916th Quatermaster Truck Company, « On nous avait avertis de ne pas fraterniser avec les Blancs afin d’éviter toute ‘poussée de fièvre’ ». Les races étaient tellement séparées que, même maintenant, il y a encore des vétérans conducteurs blancs qui ignorent que la plupart des chauffeurs étaient des Noirs. Emerick se rappelle avoir informé un soldat du fait qu’il était un conducteur du ‘Red Ball’. Le soldat l’avait regardé et, avec une moue incrédule, lui avait demandé pourquoi il n’était pas noir !

Le ‘Red Ball Express’ prit fin officiellement le 16 novembre 1944, mission accomplie.

D’autres lignes rapides d’approvisionnement allaient prendre le relais, pour des tâches plus spécifiques. On peut citer, par exemple :
•    le ‘Little Red Ball’ qui achemina des marchandises depuis la Normandie jusqu’à Paris,
•    le’  Green Diamond Express’ qui voyageait de Normandie jusqu’aux têtes de voies de chemin de fer, à 150 km à l’intérieur du pays
•    le « Red Lion Express’ qui ravitailla le 21st Army Group en Belgique et joua un rôle déterminant dans la logistique de la Bataille des Ardennes, qui était encore à venir.
•    la ‘ABC Express Route’ (Anvers, Bruxelles, Charleroi) qui emmena les approvisionnements depuis le port d’Anvers, dès sa réouverture, jusqu’aux dépôts avancés. Le rôle de l’ABC Route fut également important pendant la Bataille des Ardennes
•    et enfin, la ‘XYZ Route ‘, la plus longue, qui transporta les approvisionnements à travers l’Allemagne pendant les dernières semaines de la guerre.

Bien que son existence fut brève, le ‘Red Ball Express’ n’a jamais complètement disparu.  Son nom est entré dans l’Histoire, déjà pendant la fin de la guerre. La plupart des conducteurs de camions croyaient, même après sa disparition, qu’ils travaillaient pour le ‘Red Ball’. Les autres lignes expresses devinrent des successeurs, mais les chauffeurs qui les empruntaient considéraient toujours qu’ils conduisaient pour le ‘Red Ball’. Ainsi, Welby Franz, un commandant de compagnie de camions qui devint plus tard président de l’American Trucking Company, croit toujours dur comme fer qu’il travailla pour le ‘Red Ball’, alors qu’il n’arriva en Europe – venant d’Iran – qu’en février 1945. « C’est ce qu’on nous avait dit » assure-t-il. La confusion est en partie due au fait que le Transportation Corps institua, en avril 1945, un insigne commémoratif qui fut remis à tous les conducteurs des lignes expresses. Cet insigne portait une boule rouge  (one red ball) sur fond d’un écu jaune.

Vingt ans après la guerre, le Colonel John S.D. Eisenhower, fils du Général Eisenhower, écrivit : «  Le caractère spectaculaire de la ruée à travers la France est dû en grande partie aux hommes qui ont piloté les camions du ‘Red Ball’ ainsi qu’à ceux qui ont conduit les chars. Sans le ‘Red Ball Express’ cette avancée spectaculaire n’aurait jamais eu lieu ».
Peut-être pouvons-nous attribuer les mêmes mérites quant à la Bataille des Ardennes aux lignes qui ont succédé au ‘Red Ball Express’ ?

Sources

  • The Red Ball Express, by David P. Colley , Easton, Pennsylvania
  • The United States Army in World War II, Logistical Support of the Armies, by Roland G.Ruppenthal
  • Overlord, by Thomas Alexander Hughes

Toutes les photos sont des National Archives and Records Administration (NARA)