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Par Roger Marquet

31 décembre 1944 ! La 11th Armored Division est entrée au combat depuis la veille. Elle fait partie du VIII Corps (Général Middleton) et se trouve donc sous les ordres de la Troisième Armée de Patton. Sa mission est d’élargir le corridor de percée de l’encerclement de Bastogne, en s’emparant de la route Bastogne – Marche, à hauteur de Mande-Saint-Etienne.

Elle vient de France et a lancé sa première attaque depuis les faubourgs nord de Neufchâteau. Le 55ème Bataillon d’Infanterie Blindée a suivi la route Neufchâteau- Bastogne, vers le nord, à partir de Vaux-lez-Rosières (actuellement Vaux-sur-Sûre) jusqu’au carrefour du Poteau de Morhet où il tourne à gauche sur la route de Saint-Hubert. Quelques kilomètres encore, et puis l’unité tourne à droite – à hauteur de Copon – et entre dans le petit village de Magerotte. Encore un virage à angle droit vers la gauche et les voilà sur la route de Tillet.

La Compagnie A s’arrête ici, car elle est destinée à demeurer en réserve, dans un premier temps. Les autres véhicules sortent de Magerotte, roulent quelques centaines de mètres et puis s’arrêtent : les half-tracks de la Compagnie B tournent à gauche dans un chemin forestier qui mène au cœur du Bois des Haies de Magery, stoppent et débarquent les hommes qui prennent immédiatement position dans une prairie en pente, à leur droite. La Compagnie C installe ses véhicules le long du cimetière, à droite de la route, dans un chemin de terre qui, longeant le mur gauche du cimetière, conduit finalement à Pinsamont.

Les G.I.s débarquent et se voient assigner la mission de progresser vers le nord-ouest pour s’emparer du minuscule hameau de Acul où les Allemands de la Führer Begleit Brigade ont installé une ligne de défense qui semble assez coriace. Les G.I.’s ne le savent pas encore, mais cette mission – leur véritable première mission de guerre – sera tout sauf une partie de plaisir. Ils auront en effet à parcourir plus de deux kilomètres à travers des collines boisées abondamment minées et quelques prés entourés de clôtures en fil de fer barbelé ; le tout sous le feu – sporadique, il est vrai – de l’ennemi et dans une neige qui atteint 10 à 30 centimètres de profondeur, selon les endroits. Et par un froid de canard !

Jack Ness, jeune soldat de 19 ans, est du nombre ! Il nous raconte sa journée de la Saint-Sylvestre 1944 :

‘’Nous sommes descendus de nos half-tracks juste à côté du cimetière de Magerotte. Nous avons coupé les fils de fer barbelé de la prairie attenante, nous nous sommes alignés et, … en route pour Acul ! Au début, cela se passait relativement bien : pas de tirs ennemis, pas d’obstacle particulier. Malheureusement, dès que nous eûmes pénétré dans les bois, la situation changea radicalement. Les obus commencèrent à tomber et nous eûmes nos premières pertes à cause des mines disséminées dans la forêt – surtout à proximité de la route. Tant bien que mal, mais avec beaucoup de tués et de blessés, (NDLR : 8 selon l’After Action Report) nous avons franchi la première colline. Personnellement, j’ai dû traverser la route qui vient de Pinsamont, assez haut sur la colline car je ne me souviens pas avoir aperçu aucune des maisons de ce village. J’ai traversé ce que je crois être une voie de chemin de fer vicinal (NDLR / le vicinal venait de Pinsamont, puis tournait à droite en direction de Gérimont).

Et pourtant 57 ans plus tard, en revenant sur les lieux j’ai pu voir qu’il n’y avait pas de chemin de fer à cet endroit. Mon guide m’a rassuré en me disant que ce chemin de fer existait bel et bien mais qu’il avait été supprimé depuis.

Quelques centaines de mètres plus loin, et alors que le feu ennemi s’accentuait, nous avons aperçu les maisons d’Acul. Devant le village, il y avait toute une ligne de foxholes garnis par des soldats allemands. Heureusement pour nous, les tirs de notre propre artillerie se firent eux-aussi plus intenses et les Allemands sortirent de leurs trous en vitesse et, soit se replièrent vers la colline derrière eux, soit se réfugièrent dans la grande grange d’Acul. Nous avons pu descendre le dernier versant de colline un peu plus tranquillement. Ce ne fut pas le cas pour le colonel du Bataillon – le colonel Hearn – qui suivait dans un char léger (NDLR : Un Stuart M3) et qui eut la malchance de s’enliser dans un petit ruisseau fangeux, à 100 mètres du village. Qu’est ce qu’il pouvait jurer, le pauvre colonel ! Pour nous, ce fut, au contraire, le seul moment plaisant de la journée. Pensez donc ! Voir son colonel s’embourber et, surtout, constater qu’il était le seul embourbé, cela nous a bien fait rire. Plutôt sourire ! Car, pour être honnête, j’avais bien trop la trouille pour être capable de vraiment rire.

Je suis entré dans Acul à hauteur de la première maison à l’Ouest (celle où habite maintenant Madame Duplicy). A ma droite, j’ai vu que les copains avaient délogé une trentaine d’Allemands qui sortaient de la grange avec les mains sur la tête. (NDLR : l’After Action Report’’  du 55ème confirme le récit de Jack puisqu’il cite le chiffre de 47 prisonniers au total de cette seule journée ; y compris ceux faits par la Compagnie B qui avait effectué le même genre de progression sur la gauche de la route de Tillet).

Acul étant pris, on aurait pu croire que notre action allait s’arrêter là pour cette journée. Mais, il n’était que 14.30 heures environ, il y avait encore deux heures de lumière du jour devant nous et cela aurait été bête de ne pas poursuivre les Allemands dans leur retraite. En tout cas, c’est ce que les officiers décidèrent… pour mon malheur ! A moins que ce ne soit pour ma plus grande chance ; chacun en jugera !

Aussitôt décidé, aussitôt ordonné, aussitôt exécuté ! Nous voilà donc repartis à l’attaque en montant la colline qui sépare Acul du village suivant, Gérimont. Avec mon ‘’squad’’, nous empruntons d’abord un petit chemin qui monte, passe devant la deuxième des trois habitations d’Acul, puis se perd dans les champs. Nous longeons une haie et nous débouchons dans un champ nu, ouvert à tout vent, sans abri possible. Nous nous déployons, mais prudemment, nous nous couchons dans la neige afin de mieux évaluer la situation. Je me souviens très bien que j’étais terriblement assoiffé (le stress, la tension nerveuse,… la peur, quoi !) et ma position du tireur couché m’offrait la possibilité de lécher la neige pour étancher ma soif. Je ne pus pas le faire bien longtemps, car j’entendis un bruit que, malgré mon manque d’expérience, je reconnus facilement : c’était le cliquetis produit par un char en mouvement. Il était à peu près 15.00 heures et les Allemands venaient de déclencher une contre-attaque, avec au moins un char. (NDLR : l’AAR confirme, une fois encore, le récit de Jack ; l’heure est exacte mais l’AAR précise qu’il y aurait eu 4 chars et 100 fantassins dans la contre-attaque. Jack ne nie pas le fait qu’il y ait eu 4 chars, bien au contraire, mais lui, il n’a eu la possibilité que d’en voir un seul. Et pour cause !).

Pour une raison que je ne m’explique pas (NDLR : probablement tout le personnel et tout le matériel allemand n’étaient pas prêt pour contre-attaquer car la véritable contre-attaque, en force, ne démarra qu’aux environs de 20.00 heures), le char s’arrêta à peu près au sommet de la colline, 200 m devant nous. Il ouvrit le feu à la mitrailleuse de calibre .50 (pas d’obus à gaspiller pour un si petit gibier probablement !) et la première rafale traça un pointillé à 50 cm à ma droite, dans la neige. Du coup, je n’eus plus du tout soif ! Nous nous sommes tous encore aplatis un peu plus et avons tenté de changer de position. Peine perdue ! A chaque mouvement de l’un d’entre-nous, le char ouvrait le feu. Mon Sergent de peloton se trouvait à 25, 30 mètres de moi, sur ma droite. Il essaya, lui-aussi de bouger mais il reçut toute une rafale en plein corps. Il s’effondra et commença à crier, puis à geindre ; après quelques instants ses gémissements se transformèrent en râles, et puis plus rien… le silence. Le pauvre garçon était mort sans que nous ne puissions rien y faire, cloués au sol par cette mitrailleuse comme nous l’étions.

Je savais que le préposé aux grenades à fusil avait été mis hors de combat quelques instants plus tôt. Aussi, assez inconsciemment, je demandai au copain juste derrière moi, de me faire passer une telle grenade. Je voulais tenter le coup ! On me passa la grenade et je la fixai au bout du canon de mon Garand M1. Heureusement, quelqu’un avait gardé les idées suffisamment claires et me cria de ne pas essayer de tirer avec ce truc. Il faut savoir, en effet, que pour tirer une telle grenade, il est nécessaire de disposer d’une balle à blanc ; sinon toute la charge vous explose à la figure. Et je n’avais évidemment pas de balle à blanc ! Je suivis le conseil, j’enlevai la grenade de mon fusil et la déposai à un bon mètre de moi. Peut-être y-est-elle toujours ?

Les choses commencèrent à tourner de plus en plus mal pour nous. Une rafale me passa au-dessus du dos, trouant ma veste à plusieurs reprises et toucha vilainement mon copain Joe, juste derrière moi. Il reçut, en plus d’autres balles dans le corps, une balle sur le côté de la mâchoire qui traversa sa gorge transversalement et ressortit de l’autre côté. J’ai bien cru qu’il allait y laisser sa peau. Et bien, pas du tout… En août 2002, je le revis à une réunion à Columbus, Ohio et il se portait comme un charme !

Je n’eus vraiment pas l’occasion de m’occuper de lui, car je fus moi-même immédiatement touché à hauteur de la cheville droite. Il s’avéra que l’os n’était pas cassé, mais il était mis à nu par la balle qui m’avait « proprement » épluché le tibia et le péroné. Je n’avais plus de chair à ma cheville droite. Et je perdais beaucoup de sang !

D’un commun accord, nous avons alors décidé que le secteur était vraiment trop malsain et nous avons rampé vers l’arrière où nous avons retrouvé l’abri – aléatoire, mais abri tout de même – de la haie que nous avions dépassée quelques minutes auparavant.

Nous nous sommes ressaisis et nous avons entamé notre retraite, A PIED (y compris les blessés dont moi-même) vers Acul. Quel soulagement ce fut de voir que des infirmiers se trouvaient déjà à Acul avec des véhicules. Ils m’embarquèrent sur une jeep et m’emmenèrent vers la première « Aid Station ». Ma guerre était terminée ! »

Pour être complet et afin de donner une idée de la violence réelle des combats de ce 31 décembre, nous ajouterons quelques chiffres ; ceux que l’on peut lire dans l’After Action Report – 55th Armored Infantry Battalion – Period 23 December 1944 to 31 January 1945 :

Pertes humaines

Officiers tués au combat 1
Officiers blessés  2
Sous-officiers et soldats tués 26
Sous-officiers et soldats blessés 65
Disparus 19
Total des pertes 113

 

Pertes en matériel :

Half-track M3A1 :            2
Canon 57 mm :               1

Pertes infligées à l’ennemi

Tués    :       180  (estimation)

Prisonniers :  47    

soit un total de + ou – 227

La guerre active s’est donc arrêtée ici pour Jack Ness.

Mais la suite des évènements n’est pas inintéressante à lire. Voyez plutôt :

Jack Ness :

‘’ En une, deux ou trois étapes, – je ne m’en souviens plus – on me transporta jusqu’à Sedan où j’atterris dans le 107th Evacuation Hospital. J’y subis la première d’une série impressionnante d’opérations qui, de France, en Angleterre et aux Etats-Unis, allaient constituer l’essentiel de mes soucis pour les 5 mois à venir.

A Sedan, je n’en avais pas encore fini avec les Allemands, puisque pendant trois ou quatre soirs consécutifs, un avion léger allemand – que nous avions surnommé, comme tout le monde « Bed Check Charlie » (NDLR : Charlie, l’Inspecteur du Coucher) – venait rôder au-dessus de nous et nous gratifier de tirs de mitrailleuses assez nourris. Un soir, il réussit même à toucher à la jambe une petite Française de 8 ou 9 ans que l’on soigna dans notre hôpital. Le dernier soir ne fut pas glorieux pour l’aviateur allemand car il fut abattu par notre artillerie anti-aérienne. L’avion fit un atterrissage forcé mais le pilote, quoique blessé, avait conservé la vie sauve. Il fut naturellement amené dans notre hôpital, mais il fallut placer 4 gardes en permanence autour de son lit, car les volontaires pour ‘’lui faire la peau’’ étaient vraiment trop nombreux. Le salaud ! Il tirait sur un hôpital et sur des enfants innocents !

On m’expédia alors en Angleterre et puis on me mit sur un navire-hôpital pour me ramener au pays. J’étais en plein milieu de l’Atlantique quand la guerre se termina en Europe, le 8 mai 1945. »

Et le cadeau, dans tout cela ? J’ai en effet intitulé cet article «  Histoire d’un cadeau » et on n’en voit pas l’ombre d’un. Patience, j’y arrive…

29 août 2002 ! Jack Ness et son épouse Joan sont de retour à Bastogne pour la première fois depuis la guerre. Ce voyage qui va les mener depuis Amsterdam jusqu’à Vienne, en passant par la Normandie, Bastogne, Luxembourg, suivi d’une croisière sur le Rhin et le Danube, est en fait destiné à célébrer leur cinquantième anniversaire de mariage.

Ils arrivent à leur hôtel le 28 en fin d’après-midi et, au dîner, ils rencontrent un groupe d’au moins une cinquantaine d’officiers américains stationnés à Ansbach, en Allemagne. Ils font partie du 6-52 Air Defense Artillery et sont, pour lors, en voyage d’étude sur la Bataille des Ardennes. Quand ils apprennent que Jack est un vétéran de la Bataille et qu’en plus il est revenu sur les lieux pour fêter ses Noces d’Or, les officiers se mettent à le bombarder de questions. L’officier qui les commande demande alors le silence et improvise un discours de félicitations pour son aîné.
La soirée se passera, pour Jack et Joan, à répondre aux nombreuses questions de leurs nouveaux amis.

Le lendemain matin, après avoir fait leurs adieux, les militaires américains s’en vont et Jack et Joan rencontrent un membre du CRIBA qui s’était proposé pour les guider sur le champ de bataille.

Et la journée commence ! Nous refaisons tout le trajet accompli par Jack, le 31 décembre 1944 et, arrivés à Acul, nous recevons l’aide d’Alain Duplicy, le petit-fils de Madame Duplicy qui nous amène à l’endroit exact où Jack faillit perdre sa jambe. Madame Duplicy sort de chez elle pour accueillir comme il se doit celui qu’elle considère comme un héros. Photos, échanges d’adresses, au revoirs émouvants…Nous passons prendre un rafraîchissement chez le membre du CRIBA qui habite dans le coin et puis, accompagné de l’épouse, nous rentrons à l’hôtel où les deux Américains ont invité les deux Belges à dîner.

Avant de prendre l’apéritif, Joan se rend dans sa chambre et elle en revient avec un magnifique bouquet de fleurs et une enveloppe. Dans cette enveloppe… une carte de remerciements et de félicitations des officiers de la veille… et un autre document assez mystérieux aux yeux de Jack et de Joan. Il me le montre et quelle n’est pas ma surprise de découvrir que ce papier n’est ni plus ni moins que la note d’hôtel acquittée pour les trois nuits que les Ness devaient passer à Bastogne.
La patronne de l’hôtel arrive alors pour nous confirmer que nous avions bien compris : il s’agit d’un magnifique cadeau des officiers à un vétéran à qui ils montrent ainsi leur respect et leurs félicitations à l’occasion de ses 50 ans de mariage. L’émotion de Jack est visible, Joan a de la peine à retenir ses larmes, nous-mêmes, les Belges sommes pour le moins « soufflés ». Nous n’avions jamais vu cela !

Même si le mot patriotisme est un peu galvaudé, de nos jours, nous aurions parfois intérêt à nous inspirer des Américains en ce qui concerne le civisme, le respect des anciens, l’amour de son pays et de ses défenseurs.

A méditer !